Naples
!... La merveilleuse situation géographique de la Ville, ses monuments
et son renom musical en firent de tout temps un lieu rêvé
de séjour... Quatre conservatoires ont la tâche de former
les espoirs de la musique, de nombreux théâtres multiplient
les représentations d'opéra et l'étoile des grands
d'un passé récent : Traetta, Cimarosa, Paisiello... est
en train de pâlir aux côtés d'un astre fulgurant qui
régnait sur la vie musicale napolitaine : Gioachino Rossini.
Accueilli avec méfiance en 1815, cet " homme du nord "
(Pesaro est " du nord " pour les Napolitains !) rendait fou
le public par sa musique si fébrile, si vibrante... Son hallucinante
production -hallucinante par la quantité et la qualité !-
comporte en 1818 les créations de Mosè in Egitto et du joyau
Ricciardo e Zoraide (outre la composition de l'intéressante Adina)
et en 1819, d'autres pierres précieuses " napolitaines "
devaient enrichir le trésor rossinien, créées selon
un rythme jamais relâché : Ermione (le 27 mars 1819), La
Donna del lago (le 24 septembre ) et Bianca e Falliero (26 décembre).
Suivant Rossini de près (il est né en 1792), Saverio Mercadante
(1795-1870) va créer son premier opéra le 19 août
au Teatro san Carlo : L'Apoteosi di Ercole. Deux autres grands noms de
la période romantique sont déjà lancés dans
la carrière : Giovanni Pacini (1796-1867), possèdant une
vingtaine d'opéras à son actif, et Gaetano Donizetti (1797-1848),
qui vient de créer son premier opéra avec succès
à Venise : Enrico di Borgogna. D'autres compositeurs " en
carrière " reçoivent plus ou moins de succès,
mais la scène est dominée par Rossini et pour être
" dans le vent " il faut faire du Rossini : les rares extraits
enregistrés des opéras de l'époque, y compris les
premiers de Pacini et de Mercadante, témoignent de l'observation
du modèle.
C'est dans cette atmosphère que Vincenzo se trouve plongé,
après avoir satisfait à l'examen d'entrée au Collegio
Reale di Musica di San Sebastiano, car il avait dépassé
la limite d'âge. Il suit l'enseignement de Giacomo Tritto (1733-1824),
compositeur d'une cinquantaine d'opéras et professeur (qui enseignait
encore à l'âge de 91 ans ! ) et dont la spécialité
étaient ces fameux " concertati " ou ensembles concertants,
chantés simultanément par plusieurs personnages et portés
à la perfection par Donizetti et Verdi. Le jeune Bellini suit également
l'enseignement de Nicola Zingarelli (1752-1837), véritable "
rempart " et fidèle conservateur du style ancien. A tel point
que Zingarelli aurait interdit à ses élèves d'assiter
aux opéras du " corrupteur ", du trop moderne Rossini
!
On nommait à l'époque " maestrino ", l'élève
qui assimilait l'enseignement plus rapidement que les autres et se trouvait
capable, précisément, de les aider, or le maestrino de Bellini
était un certain Carlo Conti " le meilleur contrapuntiste
du moment " dira Rossini, et qui allait créer son premier
opéra Le Truppe in Franconia au " teatrino " du conservatoire,
en cette année 1819.
Cette tradition de l'ouvrage de fin d'études créé
au conservatoire même sera également observée par
notre Bellini. Parmi la douzaine d'opéras de Conti, on peut rêver
sur son titre le plus connu et si romantique de Giovanna Shore 1,
créé en 1829, époque où le romantisme musical
italien fera un beau mariage avec les sujets anglo-écossais ! Vincenzo
se lie également d'amitié avec les frères Luigi (1805-59)
et Federico (1809-77) Ricci, futurs auteurs d'opéras à succès.
Federico ne débutera qu'en 1835, collaborant avec son frère
pour Il Colonnello, mais Luigi donne dès 1823 au petit théâtre
du conservatoire : L'Impresario in angustie. Le succès sera tel,
que les commandes vont affluer du Teatro Nuovo, second théâtre
de Naples, et l'on ne résiste au plaisir de citer l'un de ces titres
bouffes : Il Diavolo condannato nel mondo a prender moglie (1827), que
nous allons essayer de traduire par : le diable comdamné à
prendre une épouse terrestre ! Vincenzo se lie également
avec Saverio Mercadante et Francesco Florimo, un Calabrais ayant un an
de plus que lui et qui deviendra son grand ami et son premier biographe,
en quelque sorte.
On place dans ces premières années de conservatoire la composition
d'un Capriccio ossia sinfonia per studio et d'une Messa di gloria que
Vincenzo envoya à Catane pour montrer sa progression dans les études.
Quant à la musique théâtrale, ce fut également
une rencontre napolitaine car Catane n'avait pas de saison lyrique !
Francesco Florimo rapporte une grande émotion vécue par
Vincenzo en 1822, alors que leur ami Carlo Conti les pressait d'assister
à un opéra faisant courir tout Naples : " Allez écouter
La Zingara , [rapporte Florimo en citant Conti] que j'admire tous les
soirs et avec un intérêt croissant ; et parmi d'autres morceaux
vous trouverez un Settimino que seul un élève de Mayr pouvait
et saurait faire. Nous y allâmes tout de suite et ce Settimino précisément,
morceau culminant de l'opéra, fut celui qui fixa l'attention et
l'admiration de Bellini, lequel tenta immédiatement d'en avoir
copie et l'étudia et l'exécuta tous les jours, à
tel point qu'il ne l'enlevait jamais du pupitre de son piano. Peu de temps
après, il pria et pressa Conti de le présenter à
Donizetti ; et je me rappelle que le jour où advint cette présentation
fut un jour de fête pour Bellini, lequel, en revenant de la visite
me disait encore tout enthousiasmé : "A part le grand talent
que possède ce Lombard, c'est aussi un grand et bel homme et sa
physionomie noble, douce et en même temps imposante, inspire la
sympathie et le respect." Ce sont ses paroles précises dont
je me souviens parfaitement. ".
Gaetano Donizetti, puisque c'était lui, entrait dans la vie de
Vincenzo Bellini, vie qui allait bientôt en faire des concurrents,
certes, mais -au moins du côté du Lombard- sans jamais exclure
une franche bienveillance. Âgé de vingt-cinq ans, Donizetti
venait d'arriver à Naples, après avoir débuté
à Venise puis à Rome, avec le beau succès de Zoraida
di Granata . Son premier opéra napolitain devait donc être
La Zingara , créé le12 mai 1822 et atteignant dans l'espace
de deux mois, 28 représentations ! Au mois d'octobre, l'opéra
avait été chanté 52 fois et il devait continuer à
être représenté jusqu'à ce qui semble constituer
la dernière reprise, à La Havane en 1859, en pleine époque
verdienne, donc ! Quant aux mérites de cette Bohémienne,
il nous seront bientôt dévoilés car le Festival della
Valle d'Itria à Martina Franca nous offre en juillet prochain sa
première reprise moderne !
Une autre forte impression, ou plutôt une blessure sentimentale
devait frapper Vincenzo en ces moments de tendresse de coeur... Ayant
aperçu sur une terrasse une charmante jeune demoiselle, il chercha
à la rencontrer et Florimo le présenta donc au père,
le magistrat Francesco Saverio Fumaroli. Les manières courtoises
du jeune Vincenzo eurent tôt fait de séduire la maison Fumaroli,
la belle Maddalena comprise !.... Vincenzo s'offrit alors à lui
donner gracieusement des leçons de chant. ...En attendant, c'est
un autre genre de leçons que lui donne le vieux Zingarelli qui
a bien saisi les aptitudes de son Vincenzo ! Le voici contraint à
déduire d'un thème donné, le plus de développements
mélodiques possibles... et Zingarelli de lui répéter
: " Ceci est la meilleure voie pour que se forme le chant. Si vous
chantez dans vos compositions, soyez donc certain que votre musique plaira.
Si au contraire vous amassez harmonies, doubles contrepoints, fugues,
canons, notes, contre-notes etc. etc. peut-être le monde musical
vous applaudira-t-il après un demi-siècle, mais certainement
le public vous désapprouvera. Il veut des mélodies, des
mélodies, toujours des mélodies. Si votre coeur saura vous
les dicter, étudiez le moyen de les exposer le plus simplement
possible et votre réussite sera certaine, vous serez compositeur
; dans le cas contraire, vous ne serez qu'un bon organiste dans quelque
village. " On peut se demander quelle part de responsabilité
possèdent les encouragements de Zingarelli dans la formation du
style bellinien, tant il y a entre eux une saisissante correspondance
: qui en effet composa des mélodies plus " mélodieusement
mélodiques ", pour ainsi dire, que Vincenzo Bellini ? ! !...
Zingarelli conseillait à ses élèves d'étudier
les compositeurs du passé : " Leurs productions que vous prendrez
pour modèles sauront réveiller en vous le feu sacré,
si Dieu vous l'a donné. De moi vous apprenez la grammaire, le simple
et nu articice ; et une fois que vous le connaîtrez et serez devenus
maestri, vous étudierez le moyen de le cacher. Gare à vous
si vous voudrez en faire montre et briller par lui : alors vous serez
perdus. Si le public ne pourra jouir de votre art simple, il vous appellera
pédants, auteurs monotones, et vous reconnaîtra comme des
docteurs en musique, et aussi bien, vous sifflera. "
Vincenzo préférait Jommelli et Paisiello, mais Pergolesi
et son style " tendre " était celui qui éveillait
en lui l'émotion la plus grande. Quant à ses compositions
propres, on peut évoquer celles qui portent la date de 1823 : quatre
Tantum Ergo et la Sinfonia in Mi bemolle a grande orchestra récemment
enregistrée 2 et ne laissera pas d'étonner
l'auditeur... reconnaissant l'ouverture de Il Pirata ! ... mais Bellini
l'utilisera d'abord dans celle de Adelson e Salvini. Dès sa version
originale de 1823, on y entend une mélodie à la saisissante
ligne caressante mais qui s'étend plus longuement puis s'éteint.
Les mouvements successifs, vraiment " symphoniques ", ne furent
pas repris dans les deux ouvertures d'opéra dont nous venons de
parler.
On pense que Zingarelli craignait de voir Bellini " rossiniser "
car Conti et Mercadante s'étaient déjà lancés
à corps perdu dans ce style bruyant qui faisait hurler les chanteurs
sur un orchestre tonitruant, ainsi du moins, percevait-on Rossini... Florimo
rapporte que lors d'une visite de Rossini au conservatoire, Zingarelli
fut plutôt direct avec lui : " Mio caro Maestro, non mi rovinate...
: ne me "ruinez" pas, dans le sens de : ne m'abîmez pas
tous mes élèves ne voulant imiter d'autre que vous, vous
seul... ". Ah ! ce sacré Rossini ! on ne peut le surnommer
diversement lorsqu'on découvre sa réponse au pauvre Zingarelli
: " Potrebbero non rovinarsi... : ils pourraient ne pas se "ruiner"
[ne pas s'abîmer, donc] vénéré Maestro, ces
chers jeunes élèves, en se limitant à vous imiter
vous, uniquement vous... ".
Rossini, Rossini !... dont le génie laissa le pauvre Vincenzo complètement
découragé au sortir d'une représentation sancarlienne
de Semiramide, persuadé de ne jamais être capable d'écrire
une musique aussi valide ! ...mais le génie couvait également
en lui et se ressaisissant, il composa l'aria Dolente immagine di Fille
mia pour contralto qui reçut un fort bon accueil à sa publication.
Divers morceaux sacrés ou Sinfonie remontent à cette époque
d'étude mais les biographes de Bellini ne concordent pas... quand
ils ne sont pas influencés par la brutale rupture de l'idylle entre
Vincenzo et Maddalena Fumaroli, voulue par l'austère magistrat.
Comment ne pas attribuer, en effet la composition de tel ou tel air mélancolique
au possible, au coeur brisé du compositeur déjà si
enclin au vague à l'âme romantique !
Le temps était également venu pour Vincenzo, d'aborder ce
genre qui allait faire sa gloire mais on ignore l'exact début de
la composition de l'opéra, ainsi que les raisons ayant pu pousser
Vincenzo à choisir Adelson e Salvini, vieux livret de Andrea Leone
Tottola mis en musique en 1816 par Valentino Fioravanti 3.
On sait en revanche que l'oeuvre fut créée au début
de l'année 1825, au " Teatrino " du Conservatoire S.
Sebastiano, et par les élèves, assumant aussi bien rôles
masculins et féminins ! Le succès fut éblouissant
et Florimo rapporte l'une des premières félicitations que
reçut Bellini : " Le spectacle à peine terminé,
il courut sur la scène pour embrasser le jeune auteur, lui disant
des paroles flatteuses au point de l'émouvoir jusqu'aux larmes.
Bellini (j'étais présent) devenu muet de joie, voulut lui
baiser la main ; mais Donizetti [puisque c'était lui!] l'embrassa
avec transport et une véritable effusion venue du coeur, et avec
de solennelles paroles, il lui annonça un heureux avenir. ".
Il est temps à présent, d'examiner l'oeuvre d'un peu plus
près...
Les
commentaires des dix opéras de Vincenzo Bellini suivront évidemment
leur structure dramatique, c'est-à-dire leur découpage en
actes en tableaux mais également le découpage musical de
la partition. Les " pezzi chiusi " ou numéros musicaux
seront donc rigoureusement indiqués. On fera la différence,
par exemple, entre " Aria " comprenant en fait deux " airs
" : Cavatina et Cabaletta et " Romanza " : air en un seul
mouvement. On nuancera également les différentes formes
de récitatif reliant ces numéros ou morceaux musicaux, allant
du " Recitativo accompagnato ", avec une participation réduite
de l'orchestre, à la " Scena ", où ce dernier
intervient de manière plus soutenue et jusqu'à l'"
Arioso ", dans lequel l'orchestre joue une mélodie propre
et indépendante du chant.
1
On peut en trouver un extrait dans le coffret Opera Rara : Cent Ans d'opéra
italien : 1820-1830 (ORCH 104). Le style de Conti a une fluidité
toute bellinienne et des " façons de faire " donizettiennes....
ceci peut être rattaché à l'air du temps mais, le
morceau ne dépasse pas un côté fort gracieux et agréable
à l'oreille, sans personnalité précise... mais ce
n'est qu'un extrait.....
2
Chez Koch / Schwann, par l'Orchestre philharmonique national de Cracovie,
dirigé par Roland Bader. Deux autres Sinfonie de Bellini et trois
de Gaetano Donizetti complètent cet enregistrement de 1995 : Koch
Classics Schwann Musica Mundi 3-6733-2.
3 Valentino Fioravanti
(1764-1837), avec ses 70 opéras, fut un compositeur important dans
le passage de Cimarosa à Rossini, qui lui devait certaines innovations,
reprises à son compte par l'infidèle postérité.
Son opéra le plus connu et existant même en enregistrement,
est la satire Le Cantatrici villane (les cantatrices grossières
ou mal élevées). Son fils Vincenzo (1799-1877) cultiva comme
lui, surtout l'opéra bouffe mais souffrit du fait d'être
contemporain de Rossini et ensuite de Donizetti. Un autre Valentino, fils
de Vincenzo (?-?) fut un excellent chanteur bouffe, créant notamment
Bianca e Falliero et Matilde di Shabran (Rossini) et La Zingara et Betly
(Donizetti). Il eut lui-même deux fils, Valentino (1827-79) et Luigi
(1829-87), basses-bouffes estimées également !
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