Dernier opéra de Giacomo Meyerbeer, L’Africaine fut créée posthumément le 28 avril 1865 à l’Opéra de Paris. Le compositeur en avait quasiment achevé la partition la veille de sa mort, le 2 mai 1864 : il y manquait encore le ballet et surtout la version finale. Meyerbeer avait l’habitude de composer plus de musique que nécessaire puis de couper, réécrire ou rajouter des pages entières en fonction de l’effet global à la scène (nous avions détaillé les avatars de la partition dans deux précédents articles). Le ballet était écrit pendant les répétitions, en concertation avec le chorégraphe. L’ouvrage avait été entrepris dès 1837 (une version en trois actes) puis mis de côté au profit du Prophète (créé en 1849). Cette longue gestation, l’évolution du canevas initial en un opéra en quatre puis cinq actes, la mort du librettiste Eugène Scribe trois ans avant celle de Meyerbeer (remplacé par Charlotte Birch-Pfeiffer dont les modifications en allemand furent traduites en français par Heinrich Joseph Maria Duesberg !), la révision de François-Joseph Fétis pour la création, et un historique de représentations modernes particulièrement amputées, dont certaines confinent au « best of » (2h15 pour l’édition du Liceu de Barcelone en 1977, avec Montserrat Caballé et Plácido Domingo, contre 4h15 pour la version quasi complète de Chemnitz en 2013) font que les richesses de L’Africaine ne sont pas nécessairement immédiates pour l’auditeur.
Plácido Domingo et Shirley Verrett à San Francisco
Spécialiste de l’opéra et l’opéra-comique français, du ballet romantique et du roman gothique, Robert Ignatius Letellier a consacré de nombreux volumes à Giacomo Meyerbeer, dont la publication de sa riche correspondance, ainsi que deux ouvrages uniques et indispensables sur Daniel François Esprit Auber et Fromental Halévy. Robert Ignatius Letellier s’emploie ici à nous faire découvrir les richesses de ce dernier grand opéra. Le livret est analysé à travers sa génèse et ses différentes versions, ainsi que ses principales sources, de La Veuve du Malabar d’Antoine Lemierre (1783) au Mancenillier d’Alexandre Dumas en passant par les Lusiades de Camoëns, créateur de la figure mythologique d’Adamastor (1556). L’épopée du Vasco de Gama historique est également évoquée. L’auteur analyse par ailleurs la dramaturgie de l’ouvrage de manière approfondie et originale. Par exemple, l’auteur considère qu’à rebours des trois grands opéras précédents, L’Africaine ne présente pas tant des personnages réalistes que des figures allégoriques (ce qui, soit dit en passant, ne facilite pas nécessairement l’empathie du spectateur) : le conquistador, la reine exotique, le noble esclave, la jeune fiancée ou encore le rival sans scrupules. Vasco représente ainsi la Renaissance et sa soif de découvertes, tandis qu’Inès serait la figure des vertus de l’ancien monde portugais. La scène du Conseil représente alors l’opposition éternelle entre les novateurs et les forces installées obscurantistes. Letellier éclaircit également les motivations individuelles des personnages, par exemple, les passions sentimentales de Vasco. Celui-ci n’est pas, contrairement à ce que certains auteurs ont pu écrire (en particulier le plus célèbre critique musical de l’époque, Eduard Hanslick), automatiquement amoureux de la chanteuse qu’il a en face de lui (!), mais entretient une relation complexe et fondamentalement asymétrique avec Sélika.
Meyerbeer, Fétis et Hanslick
Letellier offre ensuite une analyse de la partition, mettant en évidence à quel point certaines coupures peuvent détruire les intentions dramatiques du compositeur (et, par rebond, donner une image erronée de la qualité de l’ouvrage à un spectateur). A cet égard, l’introduction de Fétis au volume II de la partition, lequel contient 22 numéros coupés de la version définitive, est absolument passionnant tant il nous renseigne sur le mode de travail de Meyerbeer que sur celui de son continuateur. Letellier consacre un chapitre à un parallèle entre Les Troyens et L’Africaine, relevant les similitudes entre Enée et Vasco d’une part, Didon et Sélika d’autre part. L’auteur dresse un inventaire des représentations de l’ouvrage (dont on s’aperçoit qu’il n’a jamais vraiment quitté l’affiche), offre une riche bibliographie et dresse une discographie impressionnante des enregistrements réalisés entre 1889 et 1955. « Ô Paradis » (dans diverses langues) s’y taille la part du lion, avec environ 210 versions, suivi de près par les quatre scènes de Nelusko cumulées. Étonnamment, les captations les plus anciennes, datant de l’enregistrement sur phonographe ou gramophone, incluent des passages coupés dans les représentations modernes (par exemple, à l’acte III, le choeur des femmes, celui des matelots, la prière d’Inès). Les réactions contrastées des critiques de l’époque sont évoquées avec les textes intégraux de Pierre Larousse, Eduard Hanslick et François de Lagenevais, de loin la plus complète et la plus intéressante (F. de Lagenevais était un pseudonyme d’Henri Blaze de Bury, fils du compositeur et critique François-Henri Blaze dit Castil-Blaze, également diplomate et traducteur du Faust de Goethe). Sans citer tous les chapitres, disons que rien n’échappe aux investigations de l’auteur : au dernier acte, Sélika se suicide en s’exposant aux effluves mortifère d’un mancenillier, arbre effectivement mortel, mais qu’on trouve en Amérique tropicale et non en Afrique ; un chapitre est donc consacré à celui-ci et à son pendant indonésien, l’upas (dont seule la sève est vénéneuse, mais qui a au moins le bon goût de pousser à Java), et à leurs déclinaisons littéraires. On découvre ainsi avec plaisir deux poèmes intitulés Le Mancenillier, l’un de Charles-Hubert Millevoye (1801) et l’autre d’Alexandre Dumas (1829) dans leur français original aux côtés de leur traduction anglaise.
Un chromo Liebig
Enfin l’ouvrage bénéficie d’une splendide iconographie, d’un éclectisme typiquement meyerbeerien : gravures des décors de la création, portraits (avec blackface à gogo), lettres autographes, carte des voyages de Vasco de Gama, vignettes publicitaires Liebig, illustrations d’Adamastor pour Les Luisiades, extraits de la partition, photos de mancenilliers, dessins du Prince Alexei Soltikoff (Paris, 1848) dont les Lettres sur l’Inde eurent une grande influence sur la perception du sous-continent au travers de l’Europe… Avec ce volume, vous n’aurez plus d’excuses pour ne pas apprécier L’Africaine, et on regrettera une fois de plus l’absence d’ouvrages majeurs en français sur ce compositeur.