Comme La Bohème du Metropolitan Opera signée Franco Zeffirelli, La Traviata réalisée par Robert Carsen est devenue la production emblématique du Teatro La Fenice. Créée en novembre 2004, cette mise en scène atteignait ce soir sa 111e représentation, et 12 sont encore à venir avant la fin de la saison ! Nous avions déjà décrit en détail cette production lors d’une reprise précédente. En résumé, l’œuvre est transposée dans le monde de la jet set branchée où Alfredo est un paparazzo et Violetta une prostituée de luxe. Visuellement superbe, soignée dans ses moindres détails théâtraux, la production de Carsen est tout de même extrêmement noire. A part Alfredo et Violetta, aucun des protagonistes ne semble intéressé par autre chose que l’argent et le pouvoir qu’il permet. Au risque d’être parfois en contradiction avec la musique quand il s’agit du Docteur Grenvil qui compte ses billets ou d’Annina qui part avec la fourrure de madame dès le décès de Violetta. Il reste néanmoins une mise en scène forte et homogène qu’on revoit avec plaisir.
Le rôle de Violetta Valéry est ici interprété par Jessica Nuccio, jeune chanteuse de 31 ans, et c’est une belle surprise : une voix ronde, riche en harmoniques, et une véritable personnalité artistique. Au premier acte, le soprano palermitain triomphe sans problème de la partie rapide de son grand air, avec une vocalisation parfaite, des aigus piqués sûrs, et un splendide contre mi bémol qu’on n’attendait pas d’une voix au timbre un peu sombre. Mais c’est surtout dans la partie lente que cette artiste montre l’intelligence de son interprétation, colorant les mots, offrant des piani superbes mais surtout « en situation ». C’est un chant où la technique est au service de l’interprétation. La suite nous confirmera la sensibilité de cette artiste, jusqu’à une scène de la lettre pleine d’émotion retenue, et une mort tout en finesse. Il lui manque seulement encore un peu de largeur et d’assise dans le grave pour donner toute sa force à des phrases comme « Amami Alfredo ». L’Alfredo d’Ismael Jordi commence à être bien connu. La technique est sure, le timbre ensoleillé et, si le suraigu est un peu serré, le ténor a quand même le mérite d’offrir la cabalette de son air et de la couronner d’un long contre-ut. Jeune et mince, il est également un interprète crédible et séduisant, ce qui ne gâte rien. La voix d’Elia Fabbian montre des signes d’usure palpables en Germont (sa cabalette est d’ailleurs coupée pour cette nouvelle édition). Toutefois, ces défauts sont intelligemment utilisés pour humaniser son personnage, qu’il rend presque émouvant par sa maladresse plutôt que par une réelle méchanceté (ce qui diffère quelque peu du parti-pris matérialiste de la production). On ne citera pas l’ensemble des comprimari : ils sont tout simplement tous excellents. Les Chœurs du Teatro La Fenice font plaisir à entendre : une belle masse sonore homogène qui a d’autant plus de mérite à chanter avec un ensemble parfait que la mise en scène impose à chacun de ses membres un jeu spécifique (à titre d’exemple, quand les invités quittent la soirée de Violetta, l’une d’entre eux lui fait un signe de la main du type « On s’appelle ? »). Ainsi, les artistes du chœur ne constituent pas une foule anonyme, mais tout une série de personnalités différentes, ce qui contribue à rendre encore plus vivant ce spectacle.
© Michele Crosera
L’Orchestre du Teatro La Fenice connait sa partition sur le bout des doigts : l’exécution est parfaite, d’un niveau dépassant celui de bon nombre de salles internationales. Le jeune Francesco Ivan Ciampia aborde ce difficile chef d’œuvre avec une grande maturité. Les chanteurs ne sont jamais en danger, sans que la qualité de l’exécution orchestrale ne leur soit sacrifié. Ciampa maîtrise parfaitement l’arc dramatique de l’ouvrage et en maintient tout du long la tension, avec un respect du style verdien qui prend en compte sa composante belcantiste.
Pour l’anecdote, signalons que La Fenice proposait la veille un Barbiere du Siviglia, et l’avant veille La Favorite : 3 opéras différents en 3 jours, c’est un sacré exploit !