Après Dinorah en 2014, L’Africaine en 2015 et Les Huguenots en 2016, le Deutsche Oper de Berlin termine son cycle Meyerbeer avec Le Prophète, sans doute l’opéra le plus exigeant du compositeur. Pour commencer, l’ouvrage réclame des formats vocaux rares. A ce stade de sa carrière, Gregory Kunde conjugue le meilleur de deux mondes : d’une part, une technique belcantiste qui lui permet de rendre justice aux difficultés d’écriture de la partition (c’était la première fois que nous entendions des appogiatures dans la reprise de la bacchanale finale) ; d’autre part, une endurance qui lui permet de tenir la durée (3h25 de musique dans cette édition). Son aigu tranchant, jusqu’au si bémol, lui permet aussi de franchir sans problème un mur orchestral particulièrement sonore. Notons également l’emploi bien venu de la voix mixte dans le trio avec Berthe et Fidès. Là où d’autres arrivent épuisés au dernier acte, Kunde conserve de la ressource pour affronter l’ultime scène avec fraîcheur. La prononciation du français, tant au niveau de l’accent que de l’articulation, est exemplaire. Après Les Huguenots et L’Africaine, le ténor américain confirme ainsi ses affinités avec ce répertoire.
Dans le rôle de Fidès, tout aussi redoutable (voire davantage), Clémentine Margaine a pour elle une belle endurance, un volume sonore adéquat, un timbre opulent et une belle musicalité. Le français est, à certaines occasions, peu compréhensible et quelques notes sont isolément en délicatesse avec la justesse. Mais au global, le mezzo français emporte l’adhésion par son engagement sans faille. Elena Tsallagova est une Berthe musicalement superbe, techniquement irréprochable. Le timbre est agréable, la voix un peu légère mais agréablement fruitée. La soprano parait toutefois détachée de l’action, comme une Mélisande égarée dans la révolution anabaptiste. L’odieux Oberthal est superbement campé par Seth Carico avec une présence scénique conjuguant une belle prestance et la dose d’humour nécessaire. La voix est impeccablement projetée, le français correct et la tessiture parfaitement assumée. Le Zacharie de Derek Welton est correct, manquant toutefois d’impressionner dans son air de l’acte III. Moins sollicité, Noel Bouley est un Mathisen efficace. Le ténor Andrew Dickinson est un Jonas impeccable : sa voix bien projetée lui permet d’offrir un bel aigu, même par-dessus les chœurs. Confirmant la qualité de la troupe, les nombreux petits rôles sont excellemment interprétés : on remarque notamment, dans ses multiples interventions, le ténor Ya-Chung Huang.
Après une exceptionnelle production des Huguenots à Bruxelles, le miracle d’Olivier Py ne se renouvelle pas vraiment. Sans surprise, le metteur en scène choisit de transposer l’action en France, à l’époque moderne. A la fois homme politique et mafieux, Oberthal est visiblement le « patron » de la cité, rapidement fanatisée par des « évangélistes » (pour le coup, toute ressemblance avec des événements existant ou ayant existés seraient vraiment fortuites !). Pirouette facile par rapport au livret, la révolte fait long-feu et l’ordre initial revient : Oberthal retrouve son journal, son parapluie, son cigare et ses gardes du corps cireurs de souliers. Certains éléments de décors (auberge, HLM, voiture brûlée) rappellent fortement la production de Karlsruhe : mais, sur un parti identique, Tobias Kratzer avait été autrement inventif (pour les lecteurs qui ne connaitraient pas l’oeuvre, un résumé de l’intrigue figure dans cet article). Py multiplie les autocitations (par exemple, ces éléments, vus dans l’Aida de l’Opéra-Bastille : des figurants torse nus en treillis torturent des hommes en slip, d’autres brandissent des cartons explicatifs…) et s’improvise chorégraphe : donné dans son intégralité, le ballet de l’acte III met en scène la violence (certes stylisée) entre les sexes, dans des figures répétitives qui finissent par être longuettes. Iconographie gay oblige, toute sensualité semble réservée aux couples masculins, notamment dans la bacchanale finale. D’amour, point. Cette banalisation de la violence faite aux femmes, très certainement inconsciente, nous a paru pesante. A ces réserves près, le spectacle reste de bonne tenue, bien mené, avec ce qu’il faut d’humour (Jean croyant faire des miracles alors qu’il ne « guérit » que des figurants rémunérés en douce par les anabaptistes). On ne s’ennuie jamais, mais tout ça reste un peu sage : ni Berthe, ni Jean ne basculent dans la folie, et le problème du fanatisme religieux n’est même pas effleuré.
Le Prophète est également l’ouvrage de Meyerbeer le plus exigeant orchestralement. A la tête d’une phalange impeccable, Enrique Mazzola réalise un travail remarquable, ménageant la progression dramatique : l’entrée des anabaptistes, sur un tempo très lent, est intentionnellement spectrale. Au fur et à mesure, l’orchestre devient plus vif pour culminer dans la bacchanale. Le travail sur les sonorités est splendide : à titre d’exemple, nous n’avions jamais entendu les dissonances entre les cuivres pour l’ultime reprise de la bacchanale, qui viennent en écho à l’effondrement général. Seul regret, la partition est donnée avec une bonne trentaine de minutes de coupures, en particulier au dernier acte, avec notamment suppression de la mort de Berthe. C’est toujours mieux que Karlsruhe (3h15, mais avec la mort de Berthe) et surtout Toulouse (un peu plus de 3h), mais moins qu’Essen (près de 4h). Par sa durée, Le Prophète est également exigeant… envers le public !
Enfin, les chœurs sont musicalement impressionnants de puissance et chantent un français correct, le tout avec un bel investissement dramatique.