C'est un paradoxe apparent : Vivica Genaux,
qui vient du froid, porte en elle le soleil
méditérranéen. Apparent seulement : Vivica Genaux
parle anglais, chante en italien et donne des interviews en
français ! Bref, il y a une parcelle d'universalité en
elle. Cette voix statufiée par des chefs comme René
Jacobs - c'est elle, la voix des castrats ! - est en fait une fille
toute simple ; humble avant tout. Une nature aussi. C'est vrai en
scène ; cela l'est aussi à la ville. A Genève,
c'est Angelina qui vous sert la main, encore maquillée, et
Vivica qui vous reçoit... dans un grand éclat de rire.
Une femme, une voix, un sourire. Et une certaine conception de la vie
aussi, du chant et de ce qu'est son "métier". Vivica Genaux se
livre au jeu de l'interview avec humour et sincérité...
au risque de surprendre, peut-être.
Il
a quelques années, vous compariez le son de votre voix avec
celui d’un alto. Est-ce que c’est toujours le cas
aujourd’hui ?
Oui, je crois. C’est toujours l’instrument qui me vient en
premier à l’esprit. J’ai longtemps joué du
violon ; mais cela me paraissait trop aigu. Je ne voulais pas
jouer la mélodie. Moi, ce qui m’intéressait,
c’était l’harmonie. Donc, l’alto, oui. Et
puis, je ne suis pas un violoncelle !
Mais on m’a dit, parfois, d’autres choses sur ma voix. Au
tout début de ma carrière, par exemple, j’ai
chanté Tisbe dans Cenerentola.
La basse m’a dit : « ta voix c’est un
hautbois ». C’est pas mal non plus, non ? On
m’a aussi parlé de chocolat. Vous savez, comme ces
chocolats italiens, chauds et épais…
Il a pu sembler, en vous
écoutant, que votre voix avait évolué ces
dernières années. L’avez-vous ressenti, de votre
côté ?
Oui, sans doute. En ce moment, je prépare Bianca e Falliero de Rossini. C’est sérieux. Comme L’assedio di Corinto
que j’ai fait aussi. Bien-sûr j’essaye autant que
possible d’éviter les rôles trop lourds. Mais
Rossini parcourt toute la gamme ; tout y passe, les aigus et
les graves. Il enveloppe la voix. Haendel me bloque plus,
peut-être. C’est bon pour travailler.
C’est par là que je peux vous dire que je sens que ma voix
a évolué. Je suis plus sure de mes graves et de mes
aigus, aujourd’hui. J’ai même fait mon premier
« ut » dans L’assedio !
Et vers vous mène cette évolution ? Vers quel répertoire ? Vers quels rôles ?
Toujours le baroque et Rossini ! Cela ne changera pas beaucoup, je
crois. Evidemment on vous demande toujours de chanter plus fort,
d’aller plus loin. Mais j’ai trente cinq rôles
à mon répertoire. J’en ajouterai, naturellement
– des découvertes baroques – mais je trouve que ce
n’est déjà pas si mal !
Y a-t-il des moments où vous vous sentez contrainte par votre voix ? Prisonnière de votre image ?
C’est intéressant comme question ! Mais pour
être franche, je ne crois pas. Quand j’étais
étudiante, je chantais des rôles de soprano. Je voulais
être la Scotto et chanter La Wally.
Aujourd’hui j’ai mon métier ; j’ai
trouvé mes rôles. Bien-sûr, il m’arrive de
« forcer » un peu. Cela tient à la nature
de ma voix. Bianca, Capuletti, c’est aussi un exercice.
J’aime des chanteurs comme Alfredo Kraus ou Mirella Freni qui ont
su vivre – et vieillir – avec leurs voix et leurs
rôles « naturels » et qui ont su durer.
Qu’est-ce que je ferai dans dix ans ? Sincèrement je
ne le sais pas ; en fait ça ne m’intéresse pas
vraiment. Mais ce que je sais, c’est que ma voix, le rapport que
j’ai avec elle, cela me dit qui je suis.
Nous parlions de la couleur de vore voix. Elle est évidemment très reconnaissable. Est-ce un handicap ?
Non, c’est positif, au contraire ! Il y a tellement de
chanteuses que l’on ne reconnaît pas
aujourd’hui !
On me reconnaît, oui. Mais on peut aussi se tromper ! Je regardais, il y a quelques temps, un extrait de Farinelli
– le film – sur Youtube. Ce n’était pas ce que
j’étais allée chercher – en fait
c’était un air de Rinaldo
– mais j’ai lu les commentaires en bas de la page. On
s’interrogeait sur la voix utilisée dans le film. Beaucoup
de personnes disaient que c’était un mixage. Et puis
quelqu’un a écrit : « c’est la voix
de Vivica Genaux » ! J’ai trouvé cela
drôle…
Mais, justement, j’ai dû mon premier succès au fait
que ma voix était reconnaissable. Et c’était
l’album « Farinelli » avec René
Jacobs. René croit que la voix des castrats se rapprochait de la
mienne : à la fois sombre dans le grave et lumineuse dans
l’aigu. Un compromis entre une voix d’homme et une voix
d’homme. Et très agile, surtout.
J’ai donc de la chance avec ma voix !
Y a-t-il des rôles que vous refusez ?
Oui… Carmen depuis quatorze ans ! Mozart, aussi, au
début. Là, il s’agit plutôt de seconds
sopranos et ce n’est pas très confortable pour moi.
L’aigu, pour moi, c’est un peu comme des vacances :
j’y monte et je redescends rapidement ! Mais je serais
peut-être tentée par Cherubino…
J’ai aussi beaucoup refusé Mefistofele de Boito… Et
puis aussi les opéras écrits pour Senesino. C’est
très différent, mais ce sont des rôles trop graves
pour moi.
Par contre, en ce moment, je regarde du côté de Béatrice et Bénédict de Berlioz.
C’est une question
d’envie ? Qu’est-ce qui fait que vous vous sentez
prête – ou pas – pour un rôle ?
C’est une question de voix avant tout. Mais il y a aussi des
personnages que je n'aime pas. Regardez tous ces caractères
tristes de l’opéra contemporain ! Cela ne me donne
rien à moi. Pourtant, il faut savoir que dois devenir ce
personnage ; ou que lui doit devenir une part de moi-même.
On doit aussi se protéger parfois…
Et puis ce n’est pas que la tristesse. Je ne peux pas vivre sans
espoir avec des gens qui existent pour eux-mêmes et ne donnent
rien, non plus, au public. C’est un luxe de pouvoir choisir, et
franchement, dans ce cas j’en profite !
En revanche, pour que l’on ne croit pas que je n’aime pas
la musique contemporaine, je me sens prête pour que l’on
m’écrive une belle comédie en musique !
Et Rossini ?
Ah ! J’ai commencé avec lui et, cela, c’est une
vraie chance. Ma première année j’ai chanté
Rosina, Isabella et Angelina. Et je n’ai chanté
pratiquement que du Rossini pendant trois ans. C’est le meilleur
apprentissage qui soit car tout est là – ou doit y
être ! La technique et la scène. Evidemment, cela
m’a forcé à aller vite ; à travailler
sans relâche ; jusqu’à
l’épuisement. Mais, quelle base ! Maintenant
j’ai ça dans le sang et je peux m’amuser,
improviser…
Parlez-nous d’Angelina.
C’est une de mes préférées. Elle ne sera
jamais la plus forte mais elle a cette conviction en elle. Un peu comme
l’eau de l’océan : les vagues bougent mais pas
le fond !
C’est l’espoir, justement. Sa vie fait qu’elle vit le
moment présent. C’est un message important pour nous tous.
Moi, en tout cas je veux vivre dans l’instant.
En Alaska, vous savez, nous avons un été très
court ; alors on veut vivre dehors autant que l’on peut, en
profiter. Nous avons aussi des distances immenses ; de grandes
étendues. Il y a une montagne que j’aime mais qui me
semble toujours si loin. Pourtant quand je me promène, quand je
regarde les fleurs, que je mange des myrtilles, elle se rapproche sans
que je m’en aperçoive. Tout cela parce que je n’ai
pas fixé mon attention sur elle.
Il ne faut jamais trop regarder au loin ; c’est un peu ce que nous dit Angelina !
Et pensez-vous qu’il
soit possible de redécouvrir – de
« réinventer » - un rôle quand on le
chante depuis longtemps ?
Evidemment ! Regardez mon Angelina : elle est plus sûre
d’elle. Avant, elle avait peur de tout et de tous. Rocky Blake
m’a même dit un jour : « je ne suis pas un
monstre, tu sais » ! Il me le disait à
moi… Et mon Angelina est plus sûre d’elle parce que
je le suis aussi.
Et puis, tout change toujours avec les collègues. Sur cette
production, nous sommes devenus comme une famille ! J’ai de
bons collègues. Et, vous savez, nous ne sommes plus dans les
années 50 ou 60 ; nous n’avons plus à
combattre. En toout cas je n’ai pas cette sensation.
Donc, oui, une nouvelle équipe entraîne de nouvelles
réactions. Regardez Isabella et Rosina qui sont le miroir de
leur entourage. Il faut réagir en fonction. Moi, je regarde
beaucoup et ensuite… je m’adapte ! Et j’ai de
la chance, parce que je suis au niveau où je peux choisir de
travailler avec les meilleurs.
C’est donc une
exigence de travail, pour vous, de ne pas vous limiter à une
sorte de « vitesse de croisière » ?
Quand j’étais petite fille, je lisais souvent
l’histoire de deux poupées qui tombaient dans un livre de
contes pour enfants. Elles rencontraient tous les personnages comme
Blanche-Neige, Cendrillon etc… Or chacun avait conscience de
participer au conte et de rejouer la même histoire. J’ai,
moi aussi, cette conscience de parcourir le même sentier.
C’est vrai et pourtant – c’est drôle –
c’est toujours nouveau. Comme lorsque vous vous promenez en
forêt. C’est le même bois, le même
chemin ; on connaît forcément le départ et
l’arrivée. Mais quelque chose change, toujours : le
soleil peut être plus bas, le vent plus fort ou plus frais…
C’est aussi comme cela que je vis les airs da capo. La reprise, c’est le même chemin mais sur lequel les détails on changé !
Ici, dans cette production comme souvent – votre Rinaldo à Montpellier – la vision que vous incarnez est originale. Cela peut motiver le choix de vos contrats ?
Si je connais le metteur-en-scène, pourquoi pas. Mais je pense,
surtout, que je suis curieuse ; pas coincée. Je peux et je
veux changer.
Ce qui est difficile, parfois, c’est de faire des choses que je
ne comprends pas, sans raison. Et cela arrive, croyez-moi !
J’étais très dure avec cela avant ; maintenant
je combats moins. Personne n’en mourra, après tout, et je
ne vais pas me miner pour autant ! Alors j’imagine une
lumière bleue en face de moi ; comme si j’entrais
dans un monde où les choses seraient étranges.
J’ai fait une production du Barbier
à Berlin dans une production de Ruth Bergaus.
C’était une reprise ; j’ai eu très peu
de répétitions et seulement avec une assistante. Cela
m’a fait penser à ces écoles de danse où
l’on met ses pieds dans des dessins au sol ! Là,
j’étais en pleine lumière bleue… Finalement
c’est un journaliste qui me complimentait et auquel j’ai
dit : « expliquez-moi ce que je devais faire et
dire », qui m’a éclairé sur tout
cela !
Mais je préfère croire que les metteurs-en-scène
sont raisonnables et ne font pas les choses sans raison. Cela
aide…
Voilà comment vous vous renouvelez !
Oui, c’est amusant ! Regardez le Rinaldo
de Montpellier. Ce n’était pas simple dans
l’ambiance qui suivait le 11 septembre. J’ai aimé
cette production étrange parce qu’elle était
inconfortable pour le public. Le théâtre doit tous nous
faire réfléchir.
Enfin, on ne fait pas non plus toujours de la politique. J’ai
aussi vu des productions qui valaient pour le énergie. Je pense
à l’Agrippina de la Monnaie qui avait beaucoup des spectacles de Broadway…
Finalement, si vous pouviez changer quelque chose dans votre parcours, est-ce que vous le feriez ?
Je changerais des choses qui sont venues avant ma carrière.
J’aurais peut-être parlé plus de langues ; je
n’aurais pas refusé de les apprendre comme je l’ai
fait systématiquement ! J’aimerais que cela soit plus
naturel pour moi… même si je me débrouille !
Et puis j’aurais aimé continué le piano… que
j’ai arrêté parce que j’avais des amies qui en
jouaient mieux que moi.
A part cela j’ai eu beaucoup de chance. J’ai vu de grands
artistes en Alaska – qui était une escale pour de nombreux
vols internationaux. J’ai vu Martha Graham, Cab Calloway aussi.
Cela m’a rempli l’esprit. D’ailleurs si je ne
chantais pas, j’aurais fait un métier en rapport avec le
théâtre. Je ne sais pas, j’aurais peut-être
construit des décors ou quelque chose comme cela !
Ma carrière, j’en suis fière. Bien sûr je ne
suis pas parfaite. Mais je pense souvent à une phrase de
Pavarotti qui disait qu’il fallait essayer d’être
toujours à 70 % de ses capacités. Pour lui,
c’était facile ! Je n’ai pas les mêmes
moyens, mais c’est ce que j’essaye de faire avec ma petite
voix.
En fait, oui, c’est cela : je fais de la musique et
j’en suis fière ! J’ai de la chance
d’être là et je le sais.
Et que pourrions-nous vous souhaiter ?
De faire une longue carrière !
Propos recueillis par Benoît Berger
Genève, le 17 février 2008
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