CHAÎNON MANQUANT
Primo la parola... Primo la musica...
A ce vieux débat, une bonne partie de la critique et de l'intelligentsia
parisienne apporte sa réponse : primo... la mise en scène
!
Créé à Montpellier,
le spectacle d'Eric Vigner débarque au Châtelet précédé
d'une réputation peu flatteuse ; résultat : une salle à
moitié vide en ce soir du 24 juin, et qui n'ose pas vraiment applaudir,
comme honteuse d'être là. Quel gâchis. La redécouverte
de ce chef-d'oeuvre quasiment inconnu du public aurait mérité
un autre accueil et, en tout cas, une autre curiosité intellectuelle.
Né en 1727 (13 ans après
Gluck) et mort en 1779 (8 ans avant Gluck cette fois et 23 ans après
la naissance de Mozart), Traetta souffre d'être encadré par
ces deux géants. Réformiste comme Gluck mais à sa
manière, il est parmi les premiers à tourner le dos au modèle
de Metastase, composant même sur des livrets de Rameau traduit en
italien (Ippolito ed Aricia par exemple en 1758).
Créé en 1772 à
St Petersbourg, Antigona signe une nouvelle évolution dans
le langage musical. On sent, certes, l'influence de Gluck, un je ne sais
quoi de déclamatoire dans certaines parties ; mais les récitatifs
sont bien plus resserrés que chez le compositeur allemand, contribuant
à accentuer le sentiment d'urgence du drame.
Comment enfin ne pas céder
au charme si "italien" de l'extrême facilité mélodique
du compositeur qui nous vaut quelques airs de grande virtuosité
?
Mais le plus surprenant est ailleurs,
dans une architecture totalement novatrice : une formidable liberté
dans la forme au regard des canons de l'opera seria (1).
Ainsi, l'oeuvre s'ouvre-t-elle sur le duel d'Etéocle et Polynice,
les deux fils rivaux d'Oedipe et Jocaste : c'est un ballet-pantomime soutenu
par les choeurs.
Au premier acte, le trio "Ah de'tuoi
re" démarre comme un air pour Antigone, rattrapée par Ismène,
puis par Créonte ; suit un duo Antigone/Ismène puis une séquence
identique dans une tonalité différente ; on reprend par un
duo Créonte/Antigone qui devient trio puis les choeurs commencent
à prendre part à l'ensemble et ainsi jusqu'à une rapide
conclusion chorale qui enchaîne avec un récitatif.
Dernier exemple, le final de l'acte
I : l'air d'Ismène se transforme en duo avec Emone qui débouche
sur un nouveau duo après un récitatif.
De même, les grands airs à
vocalises ne se terminent pas nécessairement sur une "simple" cadence
finale, mais peuvent "dégénérer" en duo (ou plus si
affinités). A noter également, une utilisation très
originale du choeur, presque omniprésent, et qui ne se contente
plus de commenter l'action mais y participe pleinement.
Voilà ce que nos spectateurs
parisiens ont manqué.
Principal "coupable" de ce peu d'empressement
du public (par ailleurs très sollicité en matière
d'opéra baroque cette saison il faut bien le dire (2)),
la mise en scène d'Éric Vigner n'a rien de génial,
mais surtout rien de scandaleux.
Décors et costumes jouent
essentiellement sur le noir et le blanc, sans qu'une signification particulière
ne soit donnée à chacune de ces couleurs.
Une avancée de la scène
(noire) vient encadrer la fosse d'orchestre (à la manière
du célèbre Viaggio a Reims de Ronconi), ce qui permet
aux interprètes de chanter ou de danser devant la fosse. Ainsi du
duel qui oppose les deux frères.
L'inconvénient d'un tel dispositif,
c'est malheureusement qu'il altère le son de l'orchestre des Talens
Lyriques, plus étouffé.
La scène est recouverte de
lettres géantes ("T", "H", "E", "B", "E" et "S" : on se demande
vraiment ce que ces lettres peuvent bien désigner... ) qui bougent
au hasard des scènes ainsi que de quelques accessoires suivant les
nécessités de l'action.
De grands rideaux de toiles peintes,
plus ou moins ajourés, complètent le dispositif ; les dessins
en noir et blanc ne sont pas du meilleur goût : sexe en érection,
flot de spermatozoïdes, poisson plat et autres légumes. Sans
doute pour mieux insister sur le poids de l'hérédité
chez les Grecs et sur le fait qu'ils habitent au bord de la mer.
Les costumes sont très variés,
mais toujours en noir et blanc (je précise pour ceux qui auraient
du mal à saisir le concept) : à la longue, on a un peu l'impression
de contempler un défilé de "codes-barres". Créonte
est en noir, Ismène en blanc et Antigone en noir & blanc : difficile
d'en tirer une lecture particulière ; admettons que Créonte
soit le méchant (en noir), Ismène n'en est pas pour autant
une sainte (ni une oie blanche).
Les deux frères (incarnés
par des jumeaux, du moins cela y ressemble) sont en chemise blanche et
pantalon noir : après s'être entretués dès la
première scène, ils restent présents tout au long
du spectacle, témoins muets du drame qui se joue.
Au global, un spectacle avec quelques
côtés éventuellement irritants (c'est la rançon
d'une tentative d'originalité) mais rien qui ne justifie une "descente
en flamme" (3). Beaucoup plus contestables en revanche,
les coupures dans le final, destinées à évacuer le
lieto
fine original (comme si Traetta n'était pas été
assez grand pour décider de lui-même ce qu'il fallait garder
de l'école qu'il remettait en cause).
Vocalement, le plateau est d'excellente
tenue.
Raffaella Milanesi remplace Maria
Bayo, qui n'aura pu assurer que la répétition générale
de l'ouvrage. Il est difficile de dire si l'on y perd véritablement
au change tant cette jeune chanteuse relève avec succès ce
terrible défi : une belle voix, sans difficulté particulière
malgré les pièges d'une écriture vocale parfois très
ornée. L'acoustique du Châtelet aidant (et les musiciens se
retrouvant un peu en sourdine du fait du dispositif scénique), le
volume vocal est suffisant pour remplir la salle ; enfin, malgré
sa jeunesse, la chanteuse sait déjà varier les couleurs en
fonction des situations : du beau travail. Scéniquement, l'incarnation
est un peu froide au début, puis plus investie par la suite : une
vision intéressante et juste, assez proche finalement de la tragédie
grecque.
Kobie van Rensburg est un cas à
part : le timbre, assez nasillard, est associé à une voix
relativement puissante, instinctivement, on pense à Michel Sénéchal
en Siegfried. L'effet de surprise passé, il faut reconnaître
à cet artiste un engagement dramatique sans faille (notamment dans
sa dernière scène) doublé de grandes qualités
techniques qui lui permettent de triompher des écueils dont sa partie
n'est pas en reste. Il remporte ainsi un triomphe bien mérité
au rideau final.
Marina Comparato incarne merveilleusement
Ismène, la soeur d'Antigone, un rôle finalement un peu secondaire
dramatiquement, mais musicalement important. La voix se marie à
merveille à celle de Raffaella Milanesi : on est étonné
d'un pareil résultat, sans répétitions.
Laura Polverelli est Emone, l'amant
d'Antigona ; comme celui d'Ismène, le rôle est peut-être
un peu sacrifié dramatiquement mais certainement pas vocalement
(Emone chante d'ailleurs surtout avec Ismène et peu avec Antigone)
et le mezzo y est parfaite de musicalité et d'intelligence.
Le rôle d'Adrasto est franchement
secondaire : le ténor John McVeigh n'en a que plus de mérite
à se faire remarquer : agilité, style et belle tenue de scène,
voilà une voix jeune mais déjà remarquable.
Le choeur "Les Eléments"
succède à celui de l'Opéra de Montpellier : c'est
une véritable réussite, d'autant que son rôle est absolument
primordial dans l'oeuvre de Traetta. Très à l'aise dans le
lamento, la formation est aussi capable d'une grande énergie,
témoignant d'une dynamique qu'on ne trouve pas souvent dans ce répertoire.
Mais c'est à Christophe Rousset
à la tête de sa formation que revient le mérite de
la réussite de cette soirée. Portant à bout de bras
cette partition dont il comprend parfaitement les enjeux et les ressorts,
Rousset imprime de bout en bout une tension implacable, sans jamais sacrifier
à la musicalité. Les attaques sont précises sans sécheresse,
les tempi vifs mais laissant respirer les chanteurs, les "cordes"
sont divines et, cerise sur le gâteau baroque, non seulement il n'y
a pas de couacs dans les vents, mais en plus leur couleur est superbe !
Bref : comment font-ils ?
Vous l'aurez compris : si une faille
dans l'espace temps vous ramène quelques semaines en arrière,
courrez voir cette Antigona.
Placido CARREROTTI
Notes
1. Mozart n'aura
pas les mêmes audaces, conservant cette même architecture,
sans remise en cause en profondeur, jusqu'à son ultime Clemenza
di Tito.
2. Alcina
à Garnier, Les Paladins
au Châtelet, Serse et Semele
au TCE, des
baroqueuses pour ne parler que des
versions scéniques parisiennes (et j'en oublie sûrement).
3. Et il faudrait
sans doute aller chercher ailleurs les raisons de l'unanimité du
mauvais accueil critique, sans doute dans des querelles de chapelle.