Nouvelle
production ou non ? Avec cette Clemenza di Tito déjà
présentée à Bruxelles en 1982 (1),
les détracteurs de Gérard Mortier trouvent encore matière
à vilipender. Une fois n'est pas coutume, on ne se mêlera
pas au choeur des contempteurs et, dans la chaleur du printemps retrouvé,
on se contentera de gravir avec délice les marches fleuries d'un
Palais Garnier en tenue de Gala, soirée AROP oblige.
Sur scène, Ursel et Karl-Ernst
Herrmann ne s'embarrassent pas d'un décor et choisissent de projeter
les acteurs de la pièce dans un grand espace vide, uniformément
blanc, qu'ils relèvent de temps à un autre par un accessoire
: trône, chaise, colonne... Par contraste, les silhouettes, celle
de Vittelia, surtout, habillée de robes flamboyantes, se détachent
avec éclat. Seuls comptent alors les passions qui animent, les sentiments
qui déchirent, irrémédiablement, sans espoir, jusqu'à
l'issue désespérée, cette solitude absolue qui s'abat
sur tous, bien éloignée du lieto fine imaginé
par Métastase. La réussite de la mise en scène repose
donc sur le geste et le mouvement, soigneusement étudiés,
qui restituent aux grandes figures héroïques leur part d'humanité,
condition indispensable pour que le spectateur s'implique et ne sombre
pas dans cet ennui qui souvent le détourne de l'opera seria.
Encore faut-il que les chanteurs puissent se prêter au jeu.
L'engagement de Susan Graham n'est
plus à démontrer ; sa Didon reste présente dans toutes
les mémoires et, dans bon nombre de lecteurs de DVD, si on en croit
les chiffres des ventes du disque des Troyens
(2) proposé dans la foulée des représentations
parisiennes. Elle drape Sestus d'un chant sans faille, d'une étonnante
jeunesse, que les émotions colorent sans jamais le corrompre. On
pourra juste lui reprocher de dresser un portrait immuable du jeune homme,
d'emblée vaincu, trop faible pour vraiment apitoyer, désespérément
et sensuellement affidé à la fulgurante Vittelia de Catherine
Naglestad.
Car, au contraire, la soprano américaine
ne se fige pas dans une attitude mais, du début à la fin
de l'oeuvre, de la vengeance au remord, trace un arc psychologique dont
la précision subjugue. On oubliera la vocalise escamotée
de "Deh se piacer mi vuoi" pour rester, à chacune de ses interventions,
et jusque dans le moindre récitatif, définitivement suspendu
à ses lèvres, ébranlé par la violence du trait,
confondu par la séduction de la voix, l'assurance de la projection,
le volume impérieux, du grave à l'aigu, envoûté.
Face à une telle princesse, Christophe Prégardien, dont il
s'agit des premiers pas sur la scène de l'Opéra de Paris,
illustre évangéliste des Passions de Bach, ne peut
que partiellement endosser l'héroïsme de Titus. Il privilégie
alors la compassion et la sensibilité dans une approche fondée
sur le respect des nuances, la science du mot et la noblesse du timbre.
Aveuglé par ces trois étoiles,
on distingue plus difficilement les contours de la discrète Ekaterina
Siurina ; les verdeurs, et c'est tant mieux, de Hannah Esther Minutillo,
l'épaisseur fruste de Roland Bracht.
L'orchestre, sous la baguette implacable
de Sylvain Cambreling, touche à la perfection. Sans forcer la dynamique,
ni bousculer le rythme à la manière des baroqueux, sans pour
autant basculer dans un quelconque académisme, le chef offre une
version équilibrée et profonde de l'ouvrage. Il est dommage
que les choeurs, placés en quarantaine derrière le décor,
ne puissent contribuer autant que le promet la partition à cette
formidable réussite sonore.
Les spectateurs de l'AROP ont la main
plus agile pour attraper les petits fours à l'entracte que pour
applaudir. Durant la soirée, les airs les plus brûlants sont
mollement accueillis. Au final, seuls Sylvain Cambreling et, surtout, Susan
Graham, bombardée de roses comme dans Wertherau
Châtelet la saison dernière, parviennent un tant soit peu
à débrider l'assistance. George Bernard Shaw estimait que
l'indifférence était l'essence de l'inhumanité ; une
partie du public n'a apparemment pas compris la leçon que nous donnaient
ce soir Mozart et l'Opéra de Paris.
Christophe RIZOUD
Notes
(1) Sylvain Cambreling,
assurait déjà la direction musicale. La distribution comprenait
S. Burrows (Titus), C. Eda-Pierre (Vitellia), C. Barbaux (Servilia), A.
Nafé (Sestus), D ; Evangelatos (Annius), J. Bastin (Publius). Un
enregistrement (live) est disponible chez Brilliant Classics.
(2) Les
Troyens, mis en scène par Yannis Kokkos et dirigé
par John Eliot Gardiner au Théâtre du Châtelet en octobre
2003.