A-TRISTAN
Production phare de la saison passée,
Tristan
nous revient dans une distribution entièrement renouvelée
: une occasion de faire le point à tête reposée sur
un spectacle qui avait suscité un certain emballement médiatique
il y a quelques mois.
Parsifal très correct sur cette
même scène en 2003, Clifton Forbis est assez dépassé
par les exigences du rôle. Le premier acte est atone et le deuxième
franchement pénible : handicapée par une tessiture trop grave,
le ténor est obligé de grossir artificiellement sa voix.
Il en résulte un timbre de vieillard trémulant, jamais loin
de l'accident. De fait, à plusieurs reprises, la voix perd tout
appui ce qui nous vaut quelques couacs discrets (1). Au
troisième acte, Forbis est plus à l'aise avec la tessiture
et reprend du poil de la bête : cela nous vaut quelques aigus spectaculaires
et surtout une caractérisation dramatique de bonne tenue.
Nous avions émis quelques réserves
sur les capacités vocales de Lisa Gasteen à l'occasion de
ses Brünnhilde londoniennes de mars
et de juillet 2005. Cette série
vient malheureusement nous confirmer que le soprano n'a pas le format d'une
Isolde, même par les temps de disettes wagnériennes actuelles.
Les imprécations du premier acte se limitent à du ronchonnement
et la chanteuse est d'ailleurs bien incapable d'atteindre les contre-uts
prévus, malgré son ménagement dans les mesures qui
précèdent. Au deuxième acte, Gasteen semble n'avoir
qu'un objectif : tenir la distance. Le volume s'en ressent et la caractérisation
aussi. L'immolation du troisième acte tombe totalement à
plat, le soprano étant incapable de soutenir correctement la ligne
de chant, malgré un tempo rapide.
Willard White est un Roi Marke simplement
correct, un peu graillonnant, auquel manque cette dignité offensée
et cette noblesse d'un Kurt Moll. Mais au pays des aveugles... (2).
Alexander Marco- Buhrmester en revanche
est un très bon Kurwenal ; Peteris Eglitis est un peu plus en retrait
en Melot ; Ales Briscein et Jean-Luc Ballestra complètent efficacement
la distribution.
Ekaterina Gubanova est finalement la
seule vraie bonne surprise de la soirée : sa Brangäne est somptueuse,
vocalement torrentielle ; on regrette de ne l'entendre que si peu de temps.
Après la lecture anti-théâtrale
mais quasiment hypnotique d'Esa-Pekka Salonen la saison passée,
on pouvait attendre de Valery Gergiev, authentique "chef de fosse", une
conception plus dramatique. Malheureusement, le chef ossète ne semble
pas s'être vraiment investi dans cette série de Tristan,
coincée il est vrai entre les représentations du Nez
deux semaines auparavant, celles de Casse-Noisette au Châtelet
la semaine suivante, juste avant Le Voyage à Reims et Boris
Godounov. Il ne lui manque plus que de faire le pianiste dans un cabaret
russe, la nuit, entre deux représentations !
Gergiev n'a aucune difficulté
à être plus rapide que Salonen : 3H45 pour 4h la saison passée.
Une durée globalement dans la moyenne des interprétations
de l'ouvrage, mais qui cache des disparités au sein de la partition:
certains tempi (début du duo traité comme une strette
de Donizetti, Immolation...) sont exagérément accélérés
et d'autres alanguis sans qu'on puisse lire une véritable conception
d'ensemble. Le nombre de répétitions a certainement dû
être assez limité : les décalages entre pupitres, ou
entre fosse et plateau, ne sont effectivement pas rares. La sonorité
de l'orchestre enfin est plus agressive que sous la baguette de Salonen
(il s'agit pourtant des mêmes instrumentistes) avec des problèmes
dans les cuivres. Bref, une déception.
Tristan est certainement un
des ouvrages les plus difficiles à mettre en scène. On saura
gré à Gerard Mortier d'avoir réuni des talents aussi
divers que ceux de Peter Sellars et de Bill Viola pour en apporter une
vision renouvelée.
Hélas, l'utilisation de la vidéo
est l'exemple même de la fausse bonne idée. La faute en incombe
à l'insurpassable pouvoir d'attraction de l'image. Nëoublions jamais
que même la mire ou la Chaîne Parlementaire ont des spectateurs...
A moins d'être dans les premiers
rangs de parterre, difficile de ne pas avoir toujours l'oeil irrésistiblement
attiré vers l'écran, du moins à la première
vision, même s'il ne s'y passe presque rien ; d'autant que les éclairages
discrets rendent les interprètes, habillés de noir sur fond
noir, pratiquement indiscernables à distance : du balcon, on a d'ailleurs
l'impression d'un film muet donné en concert.
Les vidéos de Viola naviguent
entre la simple illustration (la mer pendant le voyage en bateau ; une
forêt pendant la chasse ; un couple marchant dans l'eau pendant le
duo) et l'ésotérisme bobo-branchouille (notamment un interminable
rite d'initiation "new age" qui évoque une séance d'essayage
à la Foire au Slip).
Les images les plus belles sont celles
filmées au ralenti, notamment la scène finale qui évoque
un Tristan Alka-Selzer montant vers le ciel au milieu des bulles : malheureusement,
il s'agit pour l'essentiel de placages de vidéos antérieures
(3) conçues dans un contexte totalement différent.
Sur scène, Sellars choisit l'épure
: c'est d'ailleurs tellement épuré que ça ne diffère
pas beaucoup d'une absence de scénographie, certains détails
(tel le gros bisou du Roi Marke à Tristan (4))
étant supprimés par rapport à la première édition.
Original et bien réalisé,
ce spectacle pouvait séduire à la première vision.
Mais c'est oublier un peu vite que l'Opéra de Paris est un théâtre
de répertoire et non un festival d'avant-garde : cette reprise un
peu bâclée vient démontrer les limites d'un tel parti
pris.
Placido Carreroti
Notes
1. Forbis sera annoncé
souffrant au second entracte, mais il est peu probable que cette médiocre
démonstration de chant soit le seul fait d'un mauvais rhume.
2. Et puisqu'on parle
de borgnes, j'émets d'avance de sérieuses réserves
sur son prochain Wotan aixois...
3. Voir par exemple
le Triptyque
de Nantes (1992) ou "Five Angels For The Millenium" (2001) http://www.5angels.net.
La même formule sert indifféremment, dans un cas à
exprimer le grand-mystère-de-la-vie-et-la-mort, et dans l'autre
le Bug de l'An 2000 !
4. Sur ce point, Sellars
évoque de manière assez incongrue une hypothétique
relation homosexuelle entre les deux individus. L'amitié trahie
(sentiment noble) laisse donc place à une banale querelle d'amants.