C'est
presque à un voyage dans le temps que nous invite l'Association
des Amis de l'Opéra de Bilbao (l'ABAO). En effet, le hasard des
changements de distribution nous permet de voir reconstituer le couple
Alaimo/Anderson réuni dans cette même oeuvre en 1988 à
l'Opéra de San Francisco (1).
A l'époque, la basse italienne remplaçait Samuel Ramey. Cette
fois, c'est la défection d' Ildar Abdrazakov puis celle de son remplaçant
initial, Filippo Morace, qui permet au chanteur sicilien de nous revenir
en Maometto.
Après des incursions dans le
répertoire bouffe dramatiquement réjouissantes mais vocalement
discutables (au hasard : Don Pasquale
à Londres ou l'Italienne à
Alger à Paris), c'est un plaisir de retrouver ce chanteur
en grande forme : sans être parfaite, la vocalisation reste de bonne
qualité, le timbre n'a pas bougé et le graillonnement persistant
de ces derniers mois a disparu ; la voix magnifiquement projetée
remplit sans peine l'immense auditorium. Il campe avec autorité
un chef de guerre sûr de son charme, mais parfois à la limite
de l'extraverti : il y a un côté "meneuse de revue du Paradis
Latin" à le voir descendre les escaliers dans une riche tenue emplumée
!
Annoncée souffrant d'une bronchite,
June Anderson assure néanmoins crânement la représentation.
Même si elle ne donne pas toujours le maximum de puissance qu'on
sait pouvoir attendre d'elle, le volume est encore largement suffisant
et supérieur à celui de pas mal de sopranos en bonne santé.
De temps à autre, un contre-ut vient rappeler ce dont la chanteuse
est capable. Enfin, le timbre est miraculeusement intact, toujours sans
vibrato.
Dramatiquement, la soprano américaine nous est apparue nettement
plus concernée par son personnage qu'en 88, mais sans atteindre
l'engagement de la jeune Gasdia. A cette réserve près et
comme la récente Sonnambula
marseillaise l'a récemment démontré, June Anderson
reste un des rares grands sopranos belcantistes actuels.
Autre défection, celle de Daniela
Barcellona initialement programmée et remplacée pour toute
la série par le mezzo albanais Enkelejda Shkosa. Que dire sinon
que l'ABAO a dû se mordre les doigts pendant les répétitions...
Voix confidentielle, vocalises laborieuses, aigu approximatif, cette artiste
(certainement estimable dans d'autres rôles) est ici totalement dépassée
par les exigences rossiniennes. Pour une fois, on en vient à ne
pas regretter les reprises ornées ! De toute façon, c'est
dès l'exposition qu'Enkelejda Shkosa attaque les variations : incapable
de chanter les simples notes écrites, elle remplace en effet la
moindre montée chromatique par des variations dans le médium.
Seules deux notes aiguës réchappent à la ponceuse (on
n'aurait plus reconnu l'air sinon) mais elles sont couaquées. Certes,
je comprends qu'il faut bien que tout le monde vive. Certes Bilbao n'est
ni New York ni la Scala. Mais gagne-t-on vraiment à se produire
publiquement dans de telles conditions ? Pour ce soir, la chanteuse aura
ramené un cachet ; à plus long terme, elle peut dire adieu
à tout espoir d'être réengagée dans ce répertoire.
Déjà entendu à
l'Opéra de Lyon dans le role de Cléomène (l'équivalent
d'Erisso pour la version parisienne de l'ouvrage,
Stephen Mark Brown assure le service minimum : une voix blanche, sans problème
notable dans le haut médium, des vocalises juste correctes. On pense
à Gregory Kunde à cette notable différence que le
chanteur du jour a malheureusement tendance à s'étrangler
dans ses rares aigus (2 contre-ut). En dehors des passages périlleux,
cela reste bien chanté compte tenu d'une tessiture épouvantable.
En revanche, inutile de chercher ici les émotions que pouvait nous
procurer un Chris Merritt.
Signalons enfin, pour en terminer avec
les solistes, d'excellents José Ruiz et Pedro Calderon dans les
rôles respectifs de Condulmiero et Selimo.
Les choeurs chantent à peu près
correctement, mais font preuve de certaines limites à l'occasion
: côté ténors, on joue d'ailleurs souvent "SOS Fantômes"
dans les passages aigus, où l'on entend (au mieux) un ou deux pupitres
faire les notes écrites.
Marcello Panni n'était pas particulièrement
connu pour ses incursions dans le répertoire belcantiste et cette
représentation nous permet de comprendre pourquoi : la direction
est pesante et pas toujours précise, alors que cette partition exige
énergie et légèreté pour ne pas être
vite indigeste (voilà bien d'ailleurs un des ouvrages du Rossini
seria qu'on serait heureux d'entendre sur instruments anciens). A noter
que les reprises sont généralement coupées, une hérésie
dont on ne pensait plus avoir l'occasion de ce plaindre au XXIème
siècle.
La performance de l'Orchestre de Szeged (2)
n'est d'ailleurs pas en cause : une belle sonorité et une parfaite
exécution ne peuvent pas grand-chose contre une mauvaise battue.
Ancien assistant de Pier Luigi Pizzi,
Massimo Gasparon nous gratifie d'une production qui rappelle celles de
son ancien maître dans les années 80 : colonnes et escalier
monumental blancs, vêtements aux couleurs vives où le rouge
domine ; seul bémol, les moyens de l'ABAO sont un peu limités
et, si les costumes sont superbes, les décors sentent un peu les
restrictions budgétaires ; d'autant que les éclairages sont
un peu violents(3) , mettant en évidence
le côté un peu sommaire de la réalisation technique.
Placido CARREROTTI
_____
Notes
1.
Les reprises modernes de Maometto II ne sont pas particulièrement
nombreuses et on peut faire rapidement un survol de quelques productions
de ces 20 dernières années.
On doit à Claudio Scimone et
à l'édition 1985 du Rossini Opera Festival de Pesaro la première
et triomphale résurrection dans une distribution sans doute jamais
égalée : Samuel Ramey obtint un tel succès qu'il hésita
longtemps à reprendre cet emploi, de peur de décevoir ; Lucia
Valentini- Terrani restera inégalée à ce jour dans
le rôle de Calbo ; à l'aise dans cette tessiture, Cecilia
Gasdia est une Anna impliquée et vocalisant avec aplomb ; Chris
Merritt, enfin, triomphe d'une tessiture insensée.
En 1986 et toujours avec Scimone,
le public parisien est gratifié d'une version concert au Châtelet
: Alaimo est un Maometto de belle stature auquel on ne peut guère
reprocher que de ne pas avoir la voix... de Ramey ! Cecila Gasdia renouvelle
sa performance de l'année précédente accompagnée
d'un Chris Merritt vocalisant jusqu'à un contre mi-bémol
vertigineux ; plus en retrait, le Calbo un peu en force de Margarita Zimmermann
peine dans les aigus mais suscite la sympathie par un bel engagement.
Sur le papier, on frôle la perfection
avec l'édition 1988 de San Francisco, Samuel Ramey devant reprendre
le rôle ; mais le théâtre veut réutiliser son
vieux fond de décors et décide de programmer la version italienne
de l'édition remaniée pour Paris ; prétextant qu'il
n'a plus le temps d'apprendre L'Assedio di Corinta, Ramey se retire
du projet ; quand le théâtre revient sur sa décision,
la basse américaine a déjà conclu un nouvel engagement
et c'est Simone Alaimo qui chausse ses babouches.
Très attendue, June Anderson
déçoit quelque peu par une interprétation, certes
vocalement éblouissante, mais dramatiquement lymphatique. Pour Marilyn
Horne, c'est également un peu tard : les vocalises restent étourdissantes
d'intelligence et de virtuosité, mais les aigus sont tendus et pas
toujours très justes. Quant à Merritt, il semble un peu fatigué.
Alberto Zedda, lui, a du mal à bien équilibrer son orchestre,
vents et grosses caisses émergeant exagérément de
la fosse.
Espérant sans doute renouveler
le succès de la première édition, Pesaro reprend son
Maometto
(au Palafestival cette fois). Hélas, Gian Luigi Gelmetti et le belcanto
ont toujours fait mauvais ménage (le "scandale" de la Lucrezia
de Fleming en sera un autre triste exemple), ce chef s'ingéniant
à diriger ces ouvrages comme du Verdi de jeunesse, brusquant les
tempi dans des accélérations imprévues et refusant
aux chanteurs la liberté qu'appelle un tel répertoire. Si
ceci n'est pas pour déplaire à Ramon Vargas, traditionnellement
avare d'aigus ou à Cecila Gasdia dont le déclin est amorcé,
le spectateur reste sur sa faim, d'autant que Pertusi est une basse bien
chantante mais dont le manque de projection nuit à l'autorité
du personnage. Dans cette relative déception, le contraltino de
Gloria Scalchi, a priori stylistiquement déplacé, tire remarquablement
bien son épingle du jeu.
Répondant finalement aux demandes
de la Scala, Samuel Ramey reprend du service en 1994. La voix a malheureusement
perdu de sa souplesse, mais la basse reste impressionnante d'autorité
et de style ; quant au vibrato, il n'est pas encore rédhibitoire.
Le spectacle est surtout handicapé par la direction molle et lourde
de Gabriele Ferro, incapable d'imprimer l'énergie nécessaire
à un ouvrage facilement pesant. Gasdia est un peu en retrait par
rapport à elle-même ; Ford a pour lui une belle ligne de chant,
mais ni le volume ni les aigus renversant de Chris Merritt, Scalchi confirme
quant à elle sa performance pesarese.
2.
Comme chacun sait, la ville de Szeged est surtout réputée
pour son paprika hongrois, cultivé dans les environs.
3.
D'un autre côté, l'auditorium est vaste et particulièrement
allongé : un éclairage puissant est sans doute nécessaire
pour les spectateurs des balcons.