MANTOUE,
OU LES 120 JOURNEES DE SODOME
Nous connaissions le Faust
de David McVicar, créé en ces mêmes lieux la saison
dernière.
L'actuelle production de Rigoletto,
qui remonte à 2001, utilise un peu les mêmes procédés
: une provocation relativement sage, propre à séduire le
bourgeois du XXIème siècle (qui autrement s'ennuierait),
tout en s'exonérant vis-à-vis de la critique de toute accusation
de passéisme.
Le décor est composé
d'un élément unique tournant, lequel figure d'un côté
la cour du duc (avec beaucoup d'imagination s'agissant d'un pan vertical
incliné et d'une espèce de ponton), et de l'autre la maison
de Rigoletto (à condition d'admettre que celui-ci puisse habiter
un dépotoir). Le reste du plateau est vide, d'un gris uniforme et
fermé sur trois côté, accentuant l'impression d'étouffement
: à peine distingue-t-on une sorte de trou au fond gauche (d'où
entrent et sortent les chanteurs) et une espèce de tas de charbon
à droite.
Seuls les costumes viennent mettre
un peu de richesse à cet ensemble misérable.
McVicar nous campe une cour de Mantoue
totalement décadente ; la première scène nous montre
des courtisans en pleine orgie (seins nus obligato pour quelques
figurantes, voire nu intégrale pour une malheureuse sur laquelle
la cour s'active) : le duc ne se prive pas de tripoter la fille de Monterone
devant celui-ci ; Rigoletto enfonce un vagin avec sa béquille ;
deux courtisans et une courtisane nous gratifient d'une démonstration
sans équivoque de double pénétration ; le reste à
l'avenant... La suite du spectacle est plus sage, au retour près
des courtisans au début de l'acte III qui nous vaudra un regain
d'actions croustillantes.
Bref, l'étalage typique qui
aurait causé une émeute il y a 20 ans, qui aujourd'hui ne
fait plus que soulever quelques sourcils et sur lequel on peut poser un
regard plus ou moins positif suivant le degré de sincérité
qu'on accorde au metteur en scène.
Il est en effet indéniable qu'on
ne s'ennuie pas et on peut adhérer, malgré ses limites, à
une vision d'une noirceur absolue qui transforme Rigoletto en un
cauchemar digne des pires films d'horreur. Mais s'agit-il d'une véritable
démarche théâtrale ou d'un simple "épate bourgeois"
comme semble le démontrer un certain manque de cohérence
sur la durée ?
Un marivaudage devient une orgie ;
une courtisane est une putain ; un séducteur, un obsédé
sexuel... que dire d'une société (la nôtre) incapable
de comprendre les références du passé et dont le metteur
en scène flatte la paresse au gré d'une vulgarité
racoleuse et faussement provocatrice ?
Tout ceci en tout cas semble fort amuser
Rolando Villazon qui campe un Duc particulièrement à l'aise
scéniquement. Le chanteur est admirable de style et de nuances,
jouant sur ses divers registres avec une aisance confondante, vocalisant
superbement. On regrettera l'absence de suraigus (pas plus haut que le
si de "La donna e mobile") qui font tomber un peu à plat la strette
du duo avec Gilda ("Addio ! Addio !") et sa cabalette de l'acte III. A
noter également, un timbre particulièrement phonogénique,
mais beaucoup moins brillant à la scène. A ces maigres réserves
près, l'un des Ducs les plus enthousiasmants qu'on puisse entendre
en ce moment.
Ekaterina Siurina dispose d'une voix
jeune, au timbre riche en harmoniques, suffisamment puissante pour les
coups de tonnerre du dernier acte, mais aussi capable de raffinement pour
une mort d'une grande musicalité. On regrettera là aussi
l'absence des suraigus traditionnels : l'Addio déjà mentionné
et le duo "Si vendetta". Une carence regrettable pour une voix nettement
plus légère que celles de June Anderson, de Ruth Ann Swenson,
de Joan Sutherland et de quelques autres à qui ces notes ne posent
pas de problèmes. Une carrière à suivre en tout cas,
comme Forum Opéra le notait déjà à l'occasion
de sa Giulietta.
Nous étions habitués
à Dmitri Hvorostovsky dans des rôles plutôt aristocratiques
: Posa, Luna, Onéguine ou le Prince Yeletzky. Son Rigoletto est
une véritable surprise, somptueusement chanté, à l'aise
sur toute la tessiture (la bémol facultatif compris cette
fois), avec une parfaite maîtrise du legato et de la coloration.
Le personnage est tour à tour odieux et pitoyable : remarquable.
Des divers seconds rôles, généralement
bien chantés, on retiendra surtout le Sparafucile d'Eric Halfvarson
qui incarnait Hunding (lien vers la
critique) en alternance : un véritable luxe.
Edward Downes est une sorte de maladie
endémique de Covent Garden, un mildiou qui frappe les récoltes
sans tout à fait les dévaster. Nous lui devons cette fois
une direction métronomique, faisant fi des points d'orgue et de
l'hérédité belcantiste de la partition : une sorte
de riccardo-mutisme mal digéré, mécanique et sans
inspiration, inattentif aux chanteurs. Ce n'est pas suffisamment mauvais
pour affecter trop sensiblement le spectacle, ni assez insipide pour qu'on
ne souffre pas de la présence d'un tel chef au pupitre. Reste qu'avec
un vrai chef de théâtre à la baguette, ce spectacle
aurait encore gagné en ampleur.
Placido CARREROTTI