LA
DAME DU TROCADÉRO
"En tout cas, une chose est
pour moi certaine : l'opérette est un genre qui a pour objet une
expérience humaine, drapée dans une forme musicale et artistique."
Franz Lehàr
Les amours de Jérôme Savary
avec l'opérette et sa grande soeur l'opéra ne datent pas
d'hier car déjà, en 1977, il mettait en scène La
Périchole à Hambourg.
Depuis, outre l'aventure du "Grand
Magic Circus" de 1965 à 1987, que de chemin parcouru, avec des hauts
et des bas, bien sûr, mais qui n'en a pas connu ?
A Paris, Salle Favart, nous nous souviendrons
longtemps de sa désopilante Belle-Hélène (1983)
avec, en Ménélas, un Jacques Sereys entré désormais
dans la légende, et de ce Cabaret (1986) tout aussi mémorable
qui tournera dans le monde entier avec un immense succès. Beaucoup
d'opéras, d'opérettes, de music hall, en un mot, beaucoup
de musique, car Savary, qui voulut devenir jazzman, l'adore et l'a étudiée,
contrairement à certains metteurs en scène qui ne savent
pas lire trois notes.
Il y aura Cenerentola au Palais
Garnier (1995), et puis Le Comte Ory à Favart avec Annick
Massis (février 2003) et à Orange Les
Contes d'Hoffmann (2000 repris en 2005), Carmen toujours
à Orange en 2004, avec Roberto Alagna.
Pas si mal, finalement ? Pas si mal,
non.
Nous parlions, il y a peu, à
propos de Mitridate à Brême,
des "hommes de théâtre" et des autres. Incontestablement,
Savary fait partie de la première catégorie. C'est un enfant
de la balle, un touche-à-tout qui aime aussi bien le théâtre
de "texte", l'opéra, l'opérette, le cirque, que la comédie
musicale et le music hall tout court, aussi bien les acteurs que les chanteurs
et les danseurs. La scène, en fait. La chair et la sueur de l'artiste
qui "mouille sa chemise", face au public, et surtout face à lui-même.
Tout ce monde du spectacle, qui inclut aussi ceux qui travaillent derrière
le décor, dans l'ombre, Savary l'aime profondément. Il a
une empathie réelle avec cet univers qui fait partie de lui-même,
de sa vie et dont on sent bien qu'il ne pourrait se passer.
Certes, il a parfois des faiblesses,
comme tout être humain, et il lui arrive de déraper jusqu'à
la vulgarité. Mais il est aussi capable d'émotion et de poésie,
ce qui, par les temps qui courent, n'est pas si fréquent.
Pour cette Veuve, il a, par chance,
échappé à nombre de ses travers et nous offre du divertissement,
bien sûr, mais aussi de l'émotion et du vertige, celui de
la valse. "Dans La Veuve Joyeuse, la danse joue un rôle inconnu
jusqu'alors : le couple d'amoureux danse, dans le finale, une valse sans
paroles, car la danse remplace les aveux intimes confiés d'habitude
au langage" écrit encore Franz Lehàr.
Surprenant destin que celui de cette
belle oeuvre, composée par ce Viennois d'origine hongroise qui vouait
une admiration sans limites et d'ailleurs réciproque, à son
ami Puccini. Et il y a bien quelque chose qui rappelle le génie
puccinien dans cette musique sensuelle, "physique", "charnelle", légère,
mais profonde aussi, tellement "viennoise", finalement, pourtant écrite
sur un livret français à l'origine, retraduit en allemand,
puis de nouveau en français et dans de nombreuses langues à
travers le monde (La Vedova Allegre, The Merry Widow) et cela, même
si l'action se déroule à Paris.
Ce spectacle est un hommage enthousiaste
à plusieurs univers que Savary connaît bien : celui du cinéma,
d'abord, puisque pour lui, La Veuve, c'est quelque part Hollywood
et ses stars (Jeanette Mac Donald et Maurice Chevalier, réunis pour
un film célèbre...) Et puis le Théâtre de Chaillot,
qu'il dirigea pendant deux ans, avec son architecture années Trente,
la Tour Eiffel au loin et les jardins du Trocadéro, et même,
en passant, la Folle de Chaillot, sans oublier le music hall (le
cancan) qu'il affectionne tout particulièrement , comme le cabaret.
Comme à Hollywood, Missia Palmieri
(Hanna Glawari dans la version germanique) fera une entrée spectaculaire,
en atterrissant en hélicoptère sur l'esplanade, et c'est
aussi par les airs qu'elle repartira avec Danilo, tout à la fin.
La Cinémathèque d'Henri Langlois, si chère à
nos coeurs, n'est pas loin, et c'est d'ailleurs dans une de ses salles
qu'elle chantera, devant l'écran, la "chanson de Vilya", reprise
en choeur par les spectateurs venus pour la projection d'un film sur le
monarque de Marsovie (Savary lui-même).
Pour incarner Missia, une véritable
révélation, remplaçant Sophie Marin-Degor, souffrante
le soir de la première : Marie-Stéphane Bernard, proche de
l'idéal. Un physique de star un peu "années cinquante", rousse,
glamour, mais pas vulgaire pour un sou, en un mot, "vamp".. Une voix claire,
précise, bien projetée, parfaitement placée, avec
un léger grelot - délicieux - dans l'aigu, ce qui d'ailleurs
ne l'empêche pas de réussir le si bémol pianissimo
et tenu à la fin de l'air de Vilya. Quelque part une "divette",
avec de l'abattage et du chic, de l'humour, de la tendresse, sans grandiloquence
ni effets appuyés. En un mot : "juste", frivole un peu, charmeuse,
beaucoup, mais sans emphase et avec une aisance scénique époustouflante,
un aplomb et un "métier" consommés. D'après sa biographie,
elle chante régulièrement Mozart en Autriche, ce qui est
un atout non négligeable. Le public lui fera un véritable
triomphe, qu'elle mérite amplement.
Face à elle, Boris Grappe en
Danilo, doté d'un physique de jeune premier de cinéma un
peu "rétro" - décidément - de la classe, du panache,
de l'élégance, de la musicalité, un poil de dédain
aristocratique, en un mot, parfait lui aussi, malgré parfois quelques
problèmes de volume : le trac, peut-être, c'était la
première. En tout cas, pendant leur ineffable duo "Heure Exquise,
qui nous grise", l'émotion était tellement palpable qu'on
sentait le public retenir son souffle.
Le couple "adultère" Camille/Nadia
est également digne d'éloges. On retrouve avec plaisir Marc
Laho, déjà fort apprécié dans Le
Comte Ory, où son timbre magnifique et son style faisaient
merveille. Sa "romance de la Rose", superbe, fait un véritable "tabac".
Sophie Haudebourg, poupée ravissante et gracile, a ce quelque chose
de piquant, voire d'acidulé, qui la rend irrésistible. La
voix n'est pas grande, mais possède des qualités similaires
à celle de Marie-Stéphane Bernard : projection, précision,
musicalité. Elle aussi a chanté Mozart : Zerline, Susanne,
et on l'avait déjà remarquée dans Passionnément,
l'an dernier, toujours à Favart, où elle tenait le rôle
de Julia.
Outre ce formidable quatuor qui "chante"
ô combien, car cette musique enivrante se doit définitivement
d'être "chantée" absolument, comme celle de Puccini, et ne
peut pas se contenter d'être "dite" uniquement, comme c'est le cas
parfois dans certaines opérettes, les autres rôles, plus "parlés/chantés"
sont épatants. Patrick Rocca en baron Popoff, genre "cocu ébahi"
est désopilant, tout comme le Figg d'Eric Laugérias.
Le cancan est mené à
un train d'enfer par Nadège Maruta et il faut décerner une
mention spéciale au "Valentin le dessossé" de Marco Oranje
ainsi qu'à Sabine Leroc, splendide danseuse.
Tout ce beau monde s'agite, court,
parle, chante, et danse avec visiblement beaucoup de bonheur sous la houlette
du maître de cérémonie dont la mise en scène
fourmille d'idées et de trouvailles, souvent très bonnes.
Certes, il y a bien çà et là quelques références
appuyées à l'actualité, pratique courante dans l'opérette
en France, moins sans doute en Autriche, quoique. Mais pourquoi s'en passer,
puisque ici, on chante en français. Et bien sûr quelques clins
d'oeil grivois, des dessous affriolants et des seins dévoilés.
Il s'agit cependant de ceux des "dames de chez Maxim's" qui n'étaient
pas, a priori, des oies blanches. Et puis, toutes ces "filles" sont plutôt
belles et l'arrivée des grisettes escortées tambour battant
par leur patronne "relookée" en Madame de Fontenay, le "coach des
Miss", est plutôt hilarante.
Les costumes sont dans l'ensemble très
réussis, tout comme les décors d'Ezio Toffolutti, qui avait
déjà signé ceux, très astucieux, du Comte
Ory et surtout ceux, magnifiques, du Cosi fan Tutte donné
sous l'ère Gall, en 1996, pour la réouverture de Garnier.
Par contre, s'il faut mettre un bémol
à notre enthousiasme, c'est pour l'orchestre, pourtant rondement
mené, mais qu'on aurait souhaité plus étoffé,
sans doute, plus pulpeux, plus langoureux, peut-être. De plus, nous
n'avons guère apprécié certains "tripatouillages"
de la partition, ni les "impros jazzy" pendant "la valse silencieuse" dont
parlait Lehàr.
Oui, mais voilà, on ne va pas
bouder son plaisir. Et après deux reprises de l'étourdissant
cancan final, c'est le triomphe. Savary prend le micro pour s'adresser
au public, salue tous les amis qui l'ont aidé pour le spectacle,
espère que les spectateurs viendront au moins trois fois pour entendre
les trois "Veuves", "toutes formidables", et en profite pour envoyer quelques
piques à la future direction du théâtre ; on le comprend.
Il a écrit pour le programme un joli texte que nous aimerions reprendre
en forme de conclusion : "En fait, dans cette Veuve Joyeuse, nous aimerions
donner une grande fête au public, qu'on s'amuse vraiment, mais qu'en
même temps, on sente affleurer l'émotion, qu'on éprouve
le revers des fêtes, le moment où le tourbillon s'arrête,
où les rires se figent un peu, où les coeurs tremblent".
Qu'il soit rassuré, ce soir-là,
il aura atteint son but.
Juliette BUCH