C'est
ça la vie, c'est ça l'Athénée
L'habitude est désormais prise
: une fois l'an, la compagnie Les Brigands ravive la flamme de la musique
légère sous la coupole dorée du Théâtre
Athénée-Louis Jouvet. L'aventure commence en 2002 avec Jacques
Offenbach, le compositeur des origines (1), Geneviève
de Brabant d'abord puis Le Docteur
Oxl'année suivante. Mais c'est Maurice Yvain qui ouvre grand
les portes de la renommée. Ta
Bouche, présenté l'hiver dernier et repris trois
mois après au Théâtre de La Madeleine, fait un carton.
Le spectacle est nommé aux Molière et décroche le
prix SPEDIDAM. La médaille a son revers. Après un tel succès,
il faut transformer l'essai, exhumer la perle rare, surprendre encore,
amuser toujours.
Le choix se porte alors sur Toi
c'est moi, comédie musicale oubliée d'un compositeur
inconnu, Moïse Simons (2). Oublié, inconnu
? Pas tout à fait, le tube "Sous les palétuviers" résiste
vaillamment à l'épreuve du temps et Susan Graham, à
la recherche des trésors perdus de l'opérette française,
déniche en 2002 les deux airs de Viviane, "Vagabonde" et surtout
l'euphorique "C'est ça la vie, c'est ça l'amour" dont elle
délivre au disque une interprétation
de référence.
L'auteur de la pièce, Henri
Duvernois (3), est lui aussi ignoré des dictionnaires.
Le livret aura du mal à réparer cette injustice car il ne
propose rien de nouveau sous le soleil des tropiques. Bob, beau, jeune,
noctambule, dilettante, abuse des richesses de sa tante Honorine et de
la naïveté de son ami Pat. Envoyé par la première
dans une plantation des Antilles, il propose au second d'échanger
leurs identités (d'où le titre de l'oeuvre) afin d'échapper
aux durs travaux qui l'attendent. Cette situation ne manquera pas d'engendrer
les quiproquos sur lesquels reposent une bonne partie de l'intrigue. Sans
sombrer dans la morosité ou pire l'ennui, le sujet prête plus
à sourire qu'à vraiment s'esclaffer.
© Elisabeth
de Sauverzac
La partition, réorchestrée
par Thibault Perrine, vient au secours de la fable en métissant
joyeusement les rythmes nord et sud américains, les harmonies classiques
et modernes. La mélodie, généreuse, s'appuie sur des
structures savantes. Refrains, couplets, duos, trios, ensemble, la variété
des formes achève de séduire. Cette musique n'en demeure
pas moins fragile mais Benjamin Lévy est désormais un expert
en la matière et sait, mieux que quiconque, la dynamiser sans la
disloquer, l'encanailler sans sombrer dans la vulgarité, trouver
le ton et le tonus, les insuffler avec brio aux dix musiciens de l'orchestre
et, sur scène, aux dix chanteurs de la troupe.
Car c'est ici l'esprit d'équipe
qui prévaut, la qualité du jeu et de la diction, l'engagement,
la sincérité, même si, au-delà, s'exprime de
manière plus ou moins remarquable la personnalité de chacun.
Ainsi, on n'empêchera pas Emmanuelle Goizé et Gilles Bugeaud,
déjà applaudis dans Ta bouche, d'emporter la préférence.
Parce qu'ils sont les mieux chantants en terme de musicalité, de
projection, d'articulation, les mieux dansants, les plus naturels tout
simplement.
Marie-Louise Duthoit et Gilles Bugeaud
© Elisabeth
de Sauverzac
Francine Romain aussi impressionne
favorablement. Elle n'a qu'un air pour convaincre, celui de Bedelia coquinement
imagé ("moi chanter la chansonnette, souffler dans clarinette et
claquer castagnettes"). La voix, sensuelle et ronde, comme un chocolat
chaud, ainsi que l'expression, torride, le transmuent en brise étouffante,
moite et brûlante.
Parmi les autres membres de la famille,
Jennifer Tani parvient en Viviane, avec des moyens moindres, à conjurer
le fantôme de Susan Graham. L'âge de Marie-Louise Duthoit joue
en la défaveur de sa Tante Honorine, trop jeune, trop fraîche,
trop mince.
Aux côtés du sympathique
Pat de Loïc Boissier, Carl Ghazarossian manque de carrure, de volume
et de séduction pour incarner ce fripon de Bob.
Encore faudrait-il, pour qu'il puisse
déployer tout son charme, lui donner le temps d'enjôler. Mais
Stéphane Druet ne permet pas aux comédiens de s'installer
dans leur rôle. Dès le début, sa mise en scène
se construit sur le mouvement, dans l'exaspération. Ca tourne, ça
glisse sans arrêt sur le plateau incliné, ça frappe,
ça bouge dans tous les sens. C'est trop ! Le premier acte laisse
le public sur les rotules, abasourdi. Et si il parvient à reprendre
son souffle durant la deuxième partie, c'est parce que l'air de
Bedelia déjà mentionné, le duo de Pat et Viviane "Pourquoi
donc lorsqu'on s'aime" et surtout le grand ensemble "En utilisant la gamme"
freinent la machine. Fougue de la jeunesse, l'affirmation de la modernité
à travers l'énergie, à tout prix, trouve ses limites.
Au terme du voyage, la bonne humeur
de la troupe emporte malgré tout la partie. L'exploit de Ta bouche
n'est
certes pas renouvelé mais qui rentrerait mécontent d'un séjour
aux Antilles en plein coeur de l'hiver quand il est proposé avec
tant d'entrain ?
Christophe Rizoud
Notes
(1) La compagnie Les
brigands doit son nom à l'opéra bouffe d'Offenbach. Fondée
en 2000 par une quinzaine de membres du choeur des Musiciens du Louvre,
sa première production fut une version "légère" du
Barbe
Bleue de... Jacques Offenbach.
(2) Moise Simons est
né à Cuba en 1888. Débarqué dans le Paris des
années folles sans parler un mot de français, il fut le premier
à faire entendre au public français la conga. Outre Toi,
c'est moi, il est au moins l'auteur d'une autre opérette Le
chant des tropiques. Il mourut totalement oublié à Madrid
en 1945.
(3) Henri Duvernois
(1875-1937), écrivain prolixe, a notamment publié en 1919
Maxime,
roman adapté au cinéma par Henri Verneuil en 1958 avec Michèle
Morgan, Charles Boyer et Arletty. Son oeuvre, abondante, fut couronnée
par le Grand prix de la littérature de l'Académie française
en 1933. Il est l'auteur de plusieurs livrets d'opérette et de comédies
musicales.